Billets qui ont 'Arendt, Hannah' comme nom propre.

La parenthèse se referme

Trois heures du matin : selon la technique de la plaquette de chocolat, j'ai terminé Breaking Bad. (La technique de la plaquette de chocolat consiste à se goinfrer pour terminer cette satanée plaquette de façon à pouvoir l'oublier et passer à autre chose.)

Après le dernier épisode j'ai revu le premier. Il y a une grande cohérence de facture entre tous les épisodes. Les cinq premières minutes avant le générique sont une merveille de désorientation. Elles peuvent dévoiler le futur (lorsque White va chercher le tube dans la maison dévastée : ainsi nous savons que la maison va être dévastée), raconter le passé (les deux frères mexicains qui se disputent enfants), mener vers une fausse piste (l'œil obsédant, plusieurs épisodes de suite, de l'ours brûlé) : impossible de savoir exactement ce que l'on est en train de regarder avant d'avoir avancé dans le récit.

La photographie est très belle, légèrement sépia. Les cadrages sont à la recherche de points de vue particulier, la caméra est souvent placée à des endroits inattendus et je ne peux qu'imaginer que cela a participé à la célébrité de cette série. Je me souviendrai de la beauté des ciels, des nuages magnifiques, du désert et de toujours cette question : pourquoi les hommes vivent-ils dans des endroits aussi désolés ?

Ce qui suit est davantage une critique morale (une évaluation du message moral) de la série dans la mesure où je considère que la plupart des œuvres visuelles américaines (hum, ici c'est canadien) ont des visées didactiques .

La question de fond est peut-être celle de notre capacité à trouver des justifications à tout : seuls quelques personnages (le fils, Hank) ont une moralité sans atermoiement. Tous les autres naviguent à vue, s'adaptent, la plus emblématique étant Skyler : elle s'accommode de tout à la condition d'être occupée, active. Walter White est le plus étonnant, un looser ayant conscience de sa valeur intellectuelle1 , un homme à la violence rentrée qui s'exprime enfin au contact de circonstances qui ne se produisent pas dans une vie "normale".

Il n'y a pas de condamnation explicite de la drogue. Gale, l'autre chimiste, affirme : « Je suis libertarien. Je crois que les hommes sont libres et ont le droit d'avoir accès à ce qu'ils veulent. »
Walter White croise peu ou pas de drogué, si ce n'est Jesse. Il ne voit pas "les ravages de la drogue" tels qu'ils sont habituellement décrits, si ce n'est dans la scène hallucinante et très courte où il va chercher Jesse dans un squat après la mort de Jane. Pour White, ce que détruit la drogue, ce ne sont pas les corps et le psychisme d'inconnus, mais la cellule familiale. A y regarder de plus près, ce n'est pas tant la drogue que le mensonge qui détruit tous les rapports humains autour de White (et ce qui fait réagir le meurtrier à quelques minutes de la fin du dernier épisode, c'est d'être accusé de mensonge).

Il y a une ironie larvée dans cette série : ce qu'il était l'objectif de protéger est justement ce qui va être détruit. Au début, White se lance dans la fabrication de la drogue pour éviter de charger ses héritiers de la dette liée au traitement de son cancer ; vers la fin il a rendu son entourage si misérable que celui-ci espère sa mort comme une délivrance. En d'autres termes, si sa femme n'avait pas encouragé White à se soigner et s'il était mort très vite, la situation de sa famille après sa mort n'aurait pas été pire, sans compter que White aurait été pleuré plutôt que maudit !

L'antienne "il faut protéger ma famille" (obsédante depuis 24 heures chrono) est-il un soubassement de l'imaginaire américain2 ? Est-ce une autre façon d'exprimer "la famille est le soubassement de la société" que l'on entend en France (par exemple contre le mariage gay ou l'adoption par tous) ? Les deux expressions signifient-elles la même chose ou sont-elles opposées ? Car ce que montre (entre autres) Breaking Bad, c'est que protéger "sa" famille sans penser à la grande famille humaine (la société) est puissamment égoïste et destructeur, et pour la famille et pour la société. Distinguer les deux est une erreur, penser que l'on peut protéger la première aux dépens de la seconde est une illusion.

(Ici il faudrait relire Arendt sur Lessing dans Vies politiques et sa disctinction entre fraternité, destiné au petit cercle, et amitié, destinées à tous, et la supériorité de l'amitié sur la fraternité.)



Note
1 : L'un des plaisirs de la série sont les différences de niveau de langage et de culture entre les personnages, le vocabulaire délicatement choisi de White face à la trivialité de la plupart de ses interlocuteurs ou Skyler jouant la bimbo sans cervelle face à l'agent du fisc. Walt Whitman sera d'ailleurs la pierre d'achoppement de la série (ici pourrait s'ouvrir une nouvelle digression sur le déclassement et la solitude intellectuels. Seul Gale est un pair. Là encore, ironie : Gale sera le pair, le sacrifié et l'origine de la débâcle).


2 : il me faudrait des témoignages d'autochtones.

Hannah Arendt (le film)

Que des dialogues, bien sûr, avec l'accent allemand parlant anglais.
Je me demande si l'appartement d'Arendt donnait ainsi sur l'East River.
Je ne sais pas s'il est possible de rendre le scandale de l'époque. Hannah Arendt a perdu tous ses amis dans cette affaire. Toutes les correspondances s'interrompent à ce moment-là (je feuilletais l'autre jour celle d'Arendt-Scholem: elle s'arrête en 1963). Le film illustre cela avec Hans Jonas et Kurt Blumenfeld.

L'idée développée est que ce qui nous rend humain est la pensée. Eichmann et ses pairs ont cessé d'être humain car ils ont cessé de penser. Ils se sont contentés d'appliquer des ordres.
Cela me paraît faux : Heidegger n'a jamais cessé de penser, cela ne l'a pas empêché d'errer.
Ni l'intelligence ni la culture ne protègent du mal (dans son application quotidienne: la méchanceté) ni de la bêtise.

Ce qu'essaie d'articuler Hannah Arendt, c'est la médiocrité d'un homme avec l'efficacité et l'atrocité du système mis en place. Un taylorisme poussé à l'extrême, finalement. Chaque artisan intervenant dans la construction d'une cathédrale ne devait pas être bien malin non plus. Ce qui manque à l'artisan ou à Eichmann, c'est le recul pour juger de l'ensemble.
Mais si Eichmann ou les autres avaient eu ce recul, auraient-ils agi autrement? Je ne le crois pas, au moins pour la majorité d'entre eux.1
Qu'est-ce qui rend humain? L'attention à chacun, individuellement. Le refus de traiter une personne selon la catégorie où on la place.

Crime contre l'humanité: j'ai compris soudain qu'il ne s'agissait pas de crime contre "l'humanité, communauté d'hommes", mais crime contre "l'humanité, ce qui constitue la qualité d'homme, la qualité d'appartenir à l'humanité"; crime de déni d'humanité.
La particularité de ce crime, c'est qu'il s'applique autant au bourreau qu'à la victime: le bourreau dénie la qualité d'homme à la victime, mais ce faisant il se la dénie également. En ne sachant pas reconnaître un pair, il pert la qualité de pair. En un sens on juge le bourreau pour quelque chose qu'il s'est infligé à lui-même.
Peut-on juger un homme comme un homme quand il s'est lui-même retiré la qualité d'homme? Sa seule place ne serait-elle pas le zoo? Mais si nous décidions cela, deviendrions-nous comme lui, en lui niant sa qualité d'homme?



Note
1 : Je triche un peu en disant cela, car je suis persuadée que malgré leurs dénégations, ils étaient au courant. Si même les personnes enfermées dans les ghettos de Hongrie étaient au courant, comment les dignitaires berlinois ne l'auraient-ils pas été? Je crois que c'est Himmler qui avait vu les Einsatzgruppen à l'œuvre et disait à tout dirigeant allemand: «N'y allez pas, n'allez pas voir ça» (la référérence est à retrouver dans Raul Hilberg).

Perdue

Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin, aboutit à une question d'essayage.

Le côté de Guermantes, Pléiade t.2 (1957) p.335
J'ai détesté Proust d'avoir écrit cela. J'en ai parlé à un ami, qui m'a répondu que la remarque s'appliquait également aux hommes. Piètre consolation.

Lorsque j'ai rencontré H. il y a vingt ans, nous réunissions à nous deux sept grands-parents. Nous avons enterré le sixième aujourd'hui, la grand-mère maternelle de H. Il ne reste que ma grand-mère maternelle.
Je suppose que nous sommes censés nous résigner. C'est l'inverse qui se produit, la colère, la frustration, est plus grande à chaque fois. Ce n'est pas tant la mort que la fin de ces vies qui me révolte, ces vies dures, honnêtes, courageuses, terminées dans la souffrance ou l'ennui ou la folie pendant quelques semaines ou quelques années, et la mort à l'hôpital loin chez soi. J'ai l'impression d'une promesse trahie — comme s'il nous avait jamais été promis la justice en ce monde.
Nous eûmes par la suite une conversation que je n'ai jamais oubliée. Nous passions la soirée chez elle, Lore et moi, avec Marie McCarthy et une amie à elle qui vivait à Rome, catholique croyante comme il apparut bientôt. Elle s'intéressait vivement à moi et me provoqua en me demandant à brûle-pourpoint: «Croyez-vous en dieu?» On ne m'avait jamais posé la question de manière aussi directe — et cela venant d'une presque étrangère! Je la considérai d'abord perplexe, je réfléchis puis dis — à ma propre surprise: «Oui!» Hannah [Arendt] sursauta — je me souviens de son regard presque épouvanté sur moi. «Vraiment?» Et je répliquai: «Oui. Finalement oui. Quel qu'en soit le sens, la réponse "oui" se rapproche plus de la vérité que le "non".» Peu de temps après je me trouvais seul avec Hannah. La conversation revint sur dieu et elle déclara: «Je n'ai jamais douté d'un dieu personnel.» Sur quoi je dis: «Mais Hannah, je ne le savais pas du tout! Et je ne comprends pas pourquoi, l'autre soir, tu as eu l'air tellement stupéfaite.» Elle répondit: «J'étais très ébranlée d'entendre cela de ta bouche, car je ne l'aurais jamais pensé.» Ainsi nous nous étions surpris l'un l'autre par cet aveu.

Hans Jonas, Souvenirs, p.259
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